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En lisant dans le Whos who de France, le ghota des personnalités françaises, larticle le concernant, je ne reconnaissais pas le Jean-François REVEL que lon imagine à travers la lecture de ses livres. Alors, pour mieux le présenter, jai pris la liberté de minspirer de certains passages de la réponse de lAcadémicien Marc FUMAROLI, au discours quil a prononcé lors de son intronisation à lAcadémie Française, le 11 juin 1997. Jean-François REVEL se décrit dans « Le voleur dans la maison vide » comme un héros truculent guerroyant et picaresque. Ce sont plusieurs académiciens, sous une seule identité et un seul habit brodé de vert, né en 1924 à Marseille, qui ont été élus à lAcadémie Française. Avec Claude SARRAUTE, la journaliste bien connue, ils forment depuis trente cinq ans, un couple détonnant, car ils sont aussi différents que leurs livres le sont. Il a étudié chez les Jésuites, à lécole libre de Provence, mais après de violentes dissensions politiques avec son père, il entre au lycée du Parc à Lyon. Il fait partie de la Résistance, il étudie lAmérique des années soixante, il se lie avec André BRETON, il apprend sur le tas ce que lon ne trouve ni dans les livres, ni dans les salles de cours.
Comme, de surcroît, ni les livres, ni les bons maîtres ne lui ont manqué, il obtient un poste à lInstitut Français de Mexico. Il envisage la carrière dessayiste, de journaliste et décrivain non sans avoir passé, après lagrégation en philosophie, quatre années en qualité de professeur à lInstitut Français et à la Faculté des Lettres de Florence, ainsi que dans deux collèges de France. Durant dix ans il a adoré être professeur, mais lécrivain et le journaliste prennent le dessus. France Observateur, les Editions Julliard et Robert Laffont, lExpress, Le Point, Europe 1 et RTL le comptent comme rédacteur en chef, directeur ou membre du conseil dadministration. Militant politique, les élus de gauche voient en lui un affreux trublion. Il se bagarre ferme, publie des ouvrages de politique étincelante dont les derniers «La grande parade» et «Les plats de saison». Lautre REVEL, amateur et historien de lart, écrit de nombreuses études dans lOeil et Connaissance des arts, lagrégé de philosophie publie plusieurs livres dont
«Descartes inutile et incertain». Le poète, admirateur et ami de BRETON, fait paraître une anthologie de la poésie française.
Mais noublions surtout pas le gastronome éclairé, et le connaisseur des grands crus, membre du club des cent, réunis le jeudi autour dun déjeuner organisé, surveillé et expérimenté par un brigadier. Le brigadier REVEL, auteur de « Un festin en paroles » a mis au point une recette romaine, celle du canard dApicius. Je vous la livre :
Canard poché dans un bouillon salé et aromatisé, puis rôti après avoir été nappé dune couche de miel et dépices variées, poivre, coriandre, cumin, servi avec un vin de Banyuls, faute du Falerne cher à Horace. Je trouve quil est curieux pour un journaliste de sintéresser à un canard !
De très nombreuses décorations lhonorent et je ne puis énumérer tous les prix qui lui ont été attribués, dont celui de Jean-Jacques ROUSSEAU en 1989. Jean-François REVEL est un magistrat de la presse et des lettres, sénateur à vie de la politique française. Son amour de la sagesse, de la liberté et de la vérité, ses allergies aux Dieux et son culte de lamitié font de lui un académicien hors du commun.
Lien organique entre démocratie et information
Cela me paraît quelque chose de fondamental. En effet, comment la démocratie pourrait-elle fonctionner sans linformation. Cest-à-dire comment un citoyen, même libre de voter, pourrait-il voter sil na pas connaissance, librement, des sujets à propos desquels se déroule le débat public des choix quil doit faire. Il est donc évident quil y a une connexion absolument fondamentale entre lexercice du droit de vote démocratique et la capacité dacquérir les informations nécessaires à lexercice, en toute lucidité, de ce droit de vote. Il y a de très nombreux pays où on fait des élections qui nont aucun sens parce que les électeurs nont aucune information. Les élections au Zimbabwe ou en Iran, nont, à mon avis, pas grande signification étant donné que les malheureux qui mettent des bulletins dans les urnes, très souvent, dailleurs, poussés à coup de pied dans le dos par des moniteurs bien intentionnés, ne savent absolument pas ce qui se passe dans leur pays ni à létranger. Il est donc évident que le lien tout à fait nécessaire entre démocratie et information est fondamental si nous voulons comprendre le fonctionnement du monde moderne et pas seulement du monde moderne, parce que les Grecs qui ont inventé la démocratie, en particulier Athènes, lavaient très bien compris. Il est très intéressant de constater que la liberté de parole, la liberté dopinion, la liberté de savoir ce qui se passe, le contrôle des magistrats, cest-à-dire, les dirigeants étaient, dans la constitution athénienne, au Ve siècle avant Jésus-Christ, un phénomène encore plus fondamental que le droit de vote. La plupart des bateaux, qui à Athènes, portaient des noms symbolisant lidéal démocratique de la grande cité, insistaient sur la liberté dexpression plus que sur la liberté de vote. Ce lien organique entre le bon fonctionnement de tout régime politique et de linformation est évident, mais la différence est que, dans les régimes autoritaires ou oligarchiques, linformation est réservée à la minorité régnante. Il est évident que les dirigeants, dans les régimes totalitaires ou autoritaires, sefforcent dobtenir toutes les informations nécessaires à lexercice de leur pouvoir. Je ne veux pas du tout dire quils en tiennent toujours compte, mais cela nest pas forcément vrai dans les démocraties. Donc, la tendance à réserver linformation à une minorité est une tendance profondément hostile à lévolution démocratique. Et elle subsiste, cette tendance, même dans, les démocraties. Je suis très frappé de voir quun raisonnement qui est fréquemment utilisé consiste à dire, je lai bien entendu dans mon propre pays avant les élections municipales et puis, maintenant, avant les prochaines élections législatives et présidentielles de lan prochain: « Il ne faut pas poser des problèmes importants et susceptibles damener des conflits au cours des périodes électorales ». Alors, quand doit-on les poser? Quand les gens ne peuvent pas voter?
A quoi servent les élections ?
Ce curieux raisonnement symbolise lautodestruction de la démocratie par elle-même. Cest au contraire, pendant les périodes électorales, quil faut exposer le plus sincèrement possible aux électeurs lenjeu des élections à venir.
La première façon, la plus normale, la plus constante, de combattre la diffusion de linformation, cest évidemment la censure dans le sens matériel brutal du terme. Un état ou une structure de pouvoir, quelle soit économique, culturelle, supprime une information, interdit une diffusion de linformation et ça cest un cas que nous connaissons. Cest classique, cest le grand combat de tous les temps et le grand combat daujourdhui encore dans une majorité de pays. Cest donc le combat contre
la censure, au sens matériel du terme. Aujourdhui, nous avons les exemples russes ou chinois. Vous avez vu que la dernière chaîne de télévision vaguement contestataire en Russie a été supprimée par M. POUTINE ou plus exactement rachetée par GASPROM qui est le grand centre de la tricherie financière internationale à partir de la Russie. On voit aussi très bien que les Chinois, malgré leur désir dévoluer vers une économie libérale, de sinsérer dans lélargissement du commerce international et leur désir, qui a dailleurs été exaucé, dadhérer à la commission internationale de liberté du commerce ne peuvent pas supporter que même les médias occidentaux publient des informations sur la Chine qui leur déplaisent. Cest-à-dire que non seulement ils veulent exercer la censure chez eux, mais quils veulent lexercer à létranger.
Il y a un épisode particulièrement amusant, si jose dire. Actuellement, les coûts de fabrication de limprimerie en Chine sont évidemment très inférieurs à ce quils sont en Europe ou aux Etats-Unis et beaucoup déditeurs occidentaux ou américains font imprimer, fabriquer des livres en Chine. Il se trouve quun auteur américain a fait fabriquer un livre en Chine dans lequel il y avait une photo de CLINTON rencontrant le DALAI-LAMA. Ce livre nétait pas du tout destiné à être vendu en Chine, il était fabriqué matériellement en Chine, mais il était destiné à être rapatrié aux Etats-Unis et vendu là-bas. Néanmoins, les autorités chinoises, ayant envoyé un censeur regarder toutes les pages de ce livre, ont fait brûler la totalité de lédition. Il ya là une chose qui est un phénomène très important, cest quen fait tous les régimes autoritaires, tous les régimes totalitaires, évidemment, et peut-être même tout le monde, a une peur épouvantable de linformation réelle. Vous avez également en Iran lexemple dune extraordinaire crainte contre linformation et je redoute à ce sujet que le Président KHATAMI, qui a essayé de moderniser un peu lIran, ne soit pas réélu. Il est certain que linformation, pour tous les régimes autoritaires, cest lennemi principal. En général, la première chose, sur laquelle les autorités politiques mettent la main, dès quil y a un coup détat, cest la télévision, la presse et les agences de presse. On a vu ça évidemment avec le franquisme, avec le vichysme en France et avec tous les régimes autoritaires, quels quils soient. Il est certain que cest une sorte dhommage involontaire à lintelligence humaine, dont plus loin, jaurais probablement loccasion de rabaisser les mérites, que finalement le grand ennemi de lautoritarisme et du totalitarisme, cest linformation. Quand les gens savent plus ou moins ce qui se passe, un régime dictatorial peu difficilement se maintenir en place, et en même temps, cest un aveu de la puissance de linformation. Un autre point sur lequel je désirerais attirer votre attention, cest quil ne faut pas confondre linformation et la communication. Aujourdhui on parle beaucoup de communication. Tout le monde veut communiquer. Je dirais même que ça devient une personnification. Je suis toujours stupéfait quand je rencontre dans une vague réunion « culturo cocktailesque », quelquun qui me dit « je suis la communication du Premier Ministre ». Comment peut-on être la communication ! La communication, cest tout à fait différent, la communication cest le droit de tout le monde à communiquer, cest-à-dire de vanter le produit quil veut vendre, quil sagisse dun produit commercial, dun homme politique. Ce qui nest pas forcément méprisable, tout au contraire, ce qui consiste à mettre en avant les aspects positifs du produit ou de la personne en question et de tenter, autant que possible, de dissimuler les échecs ou les aspects négatifs. Mais, la communication actuellement, qui devient une espèce de mot magique remplaçant en principe toute forme de culture, na rien à voir avec linformation, parce que la communication nest pas astreinte au devoir de vérité. Un avocat qui plaide pour un inculpé ou un accusé sait très bien que cet accusé nest pas forcément innocent, mais son métier est de faire une communication qui consiste a présenter, sous le jour le plus favorable, léventuel acquittement de cet accusé. Et il ne faut pas confondre non plus, la liberté dinformation avec la liberté dexpression ou dopinion. En effet, la liberté dexpression ou dopinion vous donne parfaitement le droit de dire des bêtises ou de mentir. Jai le droit de dire que la terre est plate ou jai le droit de dire que la planète est au centre du système solaire. Cest une opinion, mais je nai pas le droit si je suis journaliste, professeur ou lauteur dun manuel scolaire de dire que jenseigne une vérité, une opinion. Cest une opinion, tout le monde a le droit de sexprimer.
Vous avez dinnombrables associations qui se sont créés pour défendre des opinions et des points de vue qui ont parfaitement été réfutés depuis des siècles par des gens probablement un peu mieux informés que nous. La question nest pas là. La question de linformation, cest la question de la liaison entre lexpression dune opinion et la vérité. Car tout est là, cest le problème de la vérité qui compte et non pas simplement le fait que tout le monde a le droit, dans un régime démocratique, dexprimer lopinion qui est la sienne. On na pas le droit de sy opposer, sauf naturellement selon les lois qui ont été votées et si elle enfreint le respect que lon doit à des personnes précises, si elle est contraire au respect de la personne humaine ou si elle viole le respect que lon doit vouer à légalité des êtres humains entre eux ou encore si elle recommande des actes de violence à légard de minorités ou de majorités. Mais en dehors de ces délits prévus par le code pénal dans la plupart des pays démocratiques, la liberté dexpression na rien à voir avec la vérité de linformation. Ce qui compte en démocratie cest la vérité de linformation.
Alors vous avez, en dehors de la force des états, des formes plus subtiles de censures que la censure détat. Vous avez la propagande, lhabileté qui consiste à présenter des thèses favorables à telle ou telle structure de pouvoir sous un jour favorable. Vous avez la désinformation, néologisme qui a fait son apparition au cours des années soixante dix du siècle antérieur, et la désinformation cest un redoutable adversaire. Par exemple, je me rappelle quen 1996, je crois, sest répandue en Afrique lors dun sommet à Harare, au Zimbabwe, lidée que le sida avait été inventé par une cellule du Pentagone pour exterminer les Africains. Cette « information » était parue dans un journal de New Delhi et avait ensuite été reprise dans les Izvestia à Moscou et de là, avec une crédulité tout à fait inconcevable, par des journaux britanniques et brésiliens absolument honorables. Et il se trouve que séjournant à New Delhi à peu près à ce moment là, je suis allé voir le journal indien qui avait publié cette information et je me suis aperçu quelle navait pas été publiée à la date que signalait les Izvestia, cest-à-dire que les Izvestia avaient repris linformation un jour trop tôt, ils sétaient trompés. Alors lart de la désinformation ça consiste, si vous voulez, à faire semblant que quelquun dautre dise ce que vous souhaitez quil dise et puis il dit: «voyez-vous, nous ne faisons que reprendre ça et cest la presse de tel ou tel pays elle-même qui dit cela». Alors, il est évident que tout le vingtième siècle a vécu sous lart de la désinformation. Lénormité des informations dont nous avons été victimes est considérable. Encore aujourdhui, par exemple, prenez un cas, on vous dit, très bien la libéralisation du monde, lextension de léconomie de marché est peut-être bénéfique pour certains, mais les pauvres sont de plus en plus pauvres et les riches sont de plus en plus riches, lécart entre les riches et les pauvres sélargit. Alors ce sont deux concepts tout à fait différents, parce que lécart entre les pauvres et les riches peut très bien sélargir et que néanmoins le niveau de vie des pauvres monte. Si les revenus de M. Bill GATES doublent dans lannée qui vient et les miens également, ce qui est peu probable du reste, lécart entre nous va saccroître, mais moi je serais très heureux que mes revenus doublent. Or, justement on confond toujours ça, lécart et le fait que
soi-disant, les pays les plus pauvres naient pas vu leur niveau de vie monter, cest faux ! Il y a un rapport de la Banque Mondiale très précis, paru il y six mois, qui montre très bien que les pays pauvres sont moins pauvres que jadis, moi je connais assez bien lAmérique latine, et je peux vous dire que lAmérique latine actuelle, où je vais sans arrêt, na rien à voir avec lAmérique latine des années cinquante où jai vécu, le niveau de vie a considérablement monté.
Quand vous prenez lInde, en 1950, trois ans après lindépendance, elle avait deux cent cinquante millions dhabitants et il y avait des famines incessantes. Aujourdhui, lInde a un milliard dhabitants, la population a été multipliée par quatre, la production agricole a été multipliée par dix. Il ny plus aucune famine en Inde aujourdhui. Alors voilà lexemple même de la désinformation, si vous voulez subtile, que lon voit dans les journaux, que lon entend ressasser sans arrêt sur les chaînes de radio, les pauvres sont de plus en plus pauvres et les riches sont de plus en riches. Non, lécart peut croître sans que, pour autant, cela veuille dire que le niveau de vie des pauvres nai pas augmenté lui aussi. Cest un exemple. Et, vous avez un autre exemple, actuellement. Il y a eu une grande polémique à propos du sida, pour que les compagnies pharmaceutiques qui ont inventé des médicaments, qui dailleurs qui ne guérissent pas comme vous le savez, mais qui ralentissent lissue finale, permettent que lon laisse consommer gratuitement par les pays les moins riches les médicaments. Cela dit, il y a un problème, cest quont sait très bien que de toute façon la recherche pharmaceutique coûte extrêmement cher et que, si les compagnies en question ne peuvent pas vendre les médicaments au prix coûtant, ils ne pourront pas continuer leurs recherches et que nous aurons la situation de lUnion soviétique, qui pendant soixante dix ans na jamais inventé une seule molécule inédite.
Quel est le pays qui a pris la tête du combat pour cette histoire de la gratuité des médicaments pour le sida. Cest lAfrique du Sud. Alors que lAfrique du Sud est un des pays qui a le revenu par tête le plus élevé dAfrique, 3210$, beaucoup plus que la Roumanie qui a 1400$ ou que le Burundi qui en a 140$, la moyenne africaine étant de 660$. LAfrique du Sud est un pays développé, qui avait parfaitement les moyens de payer. La sécurité sociale en Afrique du Sud y est, épouvantablement mal organisée, Cest la raison pour laquelle on fait rembourser les malades qui ont besoin des médicaments en question. Cela dit, très bien quon utilise ce problème, jy suis favorable, mais que lon ne vienne pas nous raconter que cest uniquement la rapacité des compagnies qui est à lorigine de cela, parce que si on supprime tout, il ny aura plus de recherche et il ny aura pas de possibilité dinventer de nouveaux médicaments.
Nous venons détudier des cas où on sefforce détouffer linformation pour protéger un intérêt précis, une institution, pour cacher une faute, une carence, mais il y a hélas une source bien plus redoutable de distorsion de linformation, cest celle qui se trouve en chacun de nous. Car le refus de linformation par attachement à des convictions que lon a contractés, on ne sait comment ou par peur de la vérité, joue un rôle encore plus important dans la désinformation qui nuit à la démocratie. Comment se forment nos convictions ? Cest un véritable mystère, nous sommes beaucoup plus attachés à nos convictions, voire à nos erreurs, quà la vérité et même quà nos intérêts. La majeure partie de lhistoire humaine montre que les hommes ont généralement agi contre leurs intérêts, par fidélité sectaire à des convictions absurdes. Ce thème soulève un problème philosophique beaucoup plus vaste que tout ce que jai évoqué, parce que évidemment lorsque nous voyons que les anciens idolâtres de Staline ou de Mao refusent de reconnaître quils se sont trompés, on peut dire que lexplication est relativement rationnelle. Cest-à-dire que les gens naiment pas beaucoup avouer leurs erreurs ou même leur complicité avec des crimes, doù leur propension à nier, au fur et à mesure que lhistoire avance et quon révèle les millions et les millions de victimes que ces systèmes totalitaires ont faites,qui préfèrent contester ou faire semblant de ne pas entendre.
Mais enfin, il y a quelque chose qui va plus loin. Est-il certain que lêtre humain soit profondément attaché à la vérité et à la liberté ? Est-ce que nous ne sommes pas, dune certaine manière, plus attachés à nos erreurs quà la vérité et même à nos propres intérêts. Car, la déformation de la vérité ne vient pas uniquement des autorités, des pouvoirs politiques ou économiques. Regardez les manuels scolaires en Europe qui ont été rédigés depuis quarante ans par des professeurs en toute indépendance. Ils falsifient très souvent la vérité. Ils arrangent lhistoire dune manière qui conforte certaines idéologies. Lorsque dans la presse il y a une interprétation tendancieuse, cest assez grave parce que, du point de vue de la déontologie que les journalistes, et moi-même évoquons sans arrêt, cela prête à contestation. Les manuels scolaires, on nest pas libre de les acheter ou pas, alors que le journal on est libre de lacheter ou pas. Les manuels scolaires sont imposés, on les inflige à des enfants hors détat de se défendre contre une mauvaise information. Confucius disait « Il ny a pas de démocratie sans éducation ». Le mot chinois et (je me suis renseigné auprès de mon ami, Simon LEYS), nest pas démocratie, mais il voulait dire, gestion sage de la chose publique. Léducation est à la base de tout. Or, léducation sans la vérité, quest-ce que cest, cest un néant. A la base de la démocratie, il y a léducation, cest ce que Jules FERRY, en France, et bien dautres, chez vous et dans dautres pays ont très bien compris. La formation fondamentale, cest la formation démocratique, elle part de léducation, cest-à-dire, enseigner aux enfants et aux adolescents ce que cest que la réalité du vrai.
Même en dehors de tout intérêt politique ou économique, il y a des attaques fondamentales contre la vérité. Vient de paraître un livre à Paris, de Maurice PASQUINOT, publié par les Editions COMPLEXES, qui sappelle « Oublier les philosophes ». Je veux dire, cest un peu un écho au livre que jai publié il y a fort longtemps qui sappelait « Pourquoi des philosophes ». Or, il montre très bien comment, en particulier à propos de laffaire SOKHAL, les philosophes eux-mêmes, sans aucune ambition de conquérir une dictature politique quelconque ou de prendre position à la tête des forces armées, déforment la vérité ou la refusent pour défendre leur propre autonomie et leur propre infaillibilité. Certainement, nombreux sont parmi vous ceux qui ont entendu parler de laffaire SOKHAL. M. SOKHAL est un physicien américain, qui en 1996, a repéré dans un certain nombre de revues philosophiques ou scientifiques des articles inspirés, je dirais, par mes collègues avec qui jai passé lagrégation de philosophie, Jacques Derrida, Michel Foucault, etc
où il constatait quils utilisaient des concepts scientifiques auxquels ils ne comprenaient eux-même rien du tout. Alors il a écrit un article complètement bidon, si je peux me permettre cette expression familière, quil a envoyé à une revue davant-garde, extrêmement subtile, dune grande université américaine, Duke. Cétait un canular, une farce, un pastiche de ce que ces gens-là écrivaient. Cet article a été accueilli et publié avec enthousiasme. Après, il a révélé la supercherie et ensuite, avec un de ses confrères, un physicien belge, il a publié un livre pour raconter toute lhistoire. Or, quont fait les philosophes qui étaient mis en cause, qui prétendaient connaître les mathématiques, la physique, etc
? Au lieu de reconnaître leurs erreurs, ce qui est évidemment un peu douloureux, je le reconnais, ils ont dit « SOKHAL nest pas SOCRATE », il na pas à nous juger, il méconnaît le droit à laudace intellectuelle, et donc cest nous qui avons raison. Alors ceci prouve que lattachement à lerreur nest pas exclusivement à fin de pouvoir ou un phénomène politique. Nous arrivons maintenant à une troisième étape, qui est celle de ce que jappellerais là ce sont les plus grands adversaires de la démocratie les mensonges systématisés, cest-à-dire les idéologies et les utopies. Quest-ce quune idéologie ? Une idéologie est une sorte de mime de la science qui prétend tout expliquer, apporter un système complet dexplications du réel, qui bien entendu ne se confonde jamais à la réalité, ni à lexpérience et ne reconnaît jamais quelle a échoué où que ce soit. On entend sans arrêt, aujourdhui, dire que si telle ou telle idéologie a échoué, tel ou tel système économique, cest pas parce quil était mauvais, cest parce quil a été mal appliqué ou parce quil a été victime de complots. Et quest-ce que lutopie ? Cest lidéologie devenue dictature. Lutopie ne date pas du communisme, nest-ce pas, elle a commencé avec Platon, elle continue avec, évidemment, Thomas MORE, qui a inventé le mot même de lutopie, Tommasso Campanella, Etienne Cabet, etc
Alors là, lutopie construit dans labstrait une société, complètement, des pieds à la tête où tout est prévu et ou ceux qui refusent de se plier à lordre établi, sont éliminés, exécutés, etc
Et on a une tradition extrêmement importante à ce sujet. Je crois donc que tels sont les dangers. Le véritable danger, cest que la censure qui émane de chacun dentre nous est plus importante que les censures qui émanent dautorités extérieures. Le grand problème est le suivant: est-ce que lhomme aime la vérité et la liberté ou pas. Et là, nous arrivons à la grande question de jadis, celle du sens de lhistoire. Quand Francis Fukuyama a écrit son livre, « La fin de lhistoire », en se moquant de lui, on a dit, « lhistoire nest pas finie, elle continue ». La preuve cest que Milosevic continue à «canarder» un certain nombre de Croates, etc
, il ne voulait pas dire ça, il pensait à la philosophie de lhistoire de ENGELS et de MARX à savoir que lhistoire serait une réalité autonome qui se déroulerait de façon autonome, indépendamment de nous, et que nous devrions avoir rendez-vous avec lhistoire.
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